lundi 7 avril 2014

Leçons d'harmonie de Emir Baigazin

Des herbes folles, d'un vert incroyable. Au fond du plan un arbre gigantesque mais lointain. Un jeune garçon entre dans le champ par la gauche et déambule lentement dans ce champ de verdure quasi paradisiaque. Titre. Ce même garçon course un mouton en souriant. La caméra est posée dans la cour, face à une vieille bâtisse recouverte de neige. Le garçon et le mouton sortent du champ. On entend leur course heurtée sur le sol gelé. Puis l'adolescent revient en tirant la bête par les pattes. Il l'attache et sa grand-mère lui apporte une bassine. Le jeune homme égorge alors le mouton et le laisse se vider de son sang. L'animal est accroché à une branche. Dépeçage, éviscération. 

Aslan est un jeune garçon mutique de 13 ans. Renfermé, solitaire, il n'a pas vraiment d'amis à l'école et encaisse, comme les autres, la loi de Bolat et de son gang. Lors d'une visite médicale, Aslan va subir une humiliation ultime : tous les garçons doivent baisser leur pantalon pour que le médecin inspecte leurs parties génitales. Mais cela se fait en présence d'une infirmière dont la beauté émeut les jeunes adolescents. Pour faire retomber l'excitation, ils trempent leur verge dans un verre d'eau froide. Alors que le tour d'Aslan vient, Bolat lui dit que s'il a besoin de débander, il peut boire le verre d'eau médicamentée. Une fois dans la pièce, Aslan se jette sur le verre et le boit d'une traite. L'infirmière esquisse un léger sourire. De l'autre côté de la porte, ses camarades sont hilares. Ce verre, ils y ont tous trempé leur sexe... Aslan sort, droit, silencieux, accablé. Au milieu de la foule, Bolat le désigne et l'ostracise, interdisant à quiconque de lui adresser la parole. 

D'emblée, Emir Baigazin trace les contours sombres d'une relation de l'homme à ses semblables et à l'animalité, baignée de frustration et de violence. Leçons d'harmonie est un premier film exaltant, d'une beauté froide construite autour de plans fixes très structurés, qui jouent tantôt sur l'enfermement des personnages en rétrécissant le champ de vision du spectateur (l'action se déroulant au second plan, entre deux murs par exemple) et sur les ouvertures, souvent associées aux escapades oniriques d'Aslan, ou aux extérieurs (le magnifique plan du garçon devant la fenêtre d'une maison en ruine, ouvrant sur l'infini des steppes). Voilà où sont les quelques résidus de beauté d'une terre inconnue, un Kazakhstan dont on ignore tout ou que l'on ne connait que par les délires mégalo de son président-dictateur, Noursoultan Nazarbaïev. Mais ce sublime ne surgit que par de très rares bribes, car dans le théâtre scolaire se joue l'entièreté d'une pièce qui raconte le Kazakhstan contemporain. 


La métaphore animale de Baigazin fait écho à celle initiée par Jia Zhang-Ke dans son récent Touch of Sin. A l'image de ce qu'a pu faire le réalisateur chinois, Baigazin transforme les animaux en miroir de notre condition humaine et en souffre-douleur sur lesquels nous transférons la violence que la société nous inflige. Le film s'ouvre sur la mise à mort ritualisée du mouton, à laquelle Aslan semble prendre un certain plaisir. Le moment où il course la bête est le seul sourire qu'il décroche du film ! Mais la mort du mouton intervient à un moment où nous ne savons encore rien du jeune homme. Elle prend une valeur presque documentaire, racontant bien plus les conditions de vie dans les steppes kazakhs que la psychologie de ce jeune garçon qui tue, certes avec facilité, mais à des fins nutritives. 

Aslan est obsédé par la propreté. Il se lave plusieurs fois par jour, mange du dentifrice, regarde des reportages sanitaires à la télé. Il ne supporte pas la présence des cafards chez lui. Il les capture, monte différents stratagèmes afin de les tuer ou de les torturer. Son obsession vire à la psychopathie lorsqu'il fabrique une chaise électrique adaptée aux insectes et sur laquelle il leur inflige différentes tortures. Aslan réalise sur ces petits animaux ses fantasmes de vengeance à l'encontre de Bolat et sa bande. Le gamin est bizuté, humilié et racketté, à l'instar de ses camarades. Or l'injustice de cette situation et la chape de violence qui plane sur l'école le remplissent d'une haine qu'il est incapable d'expulser autrement qu'à l'encontre des cafards. Autre animal ô combien symbolique : si le mouton est depuis longtemps l'animal qui caractérise le suiviste, celui qui se laisse faire, qui subit sans rien dire, le cafards lui, est bien l'animal nuisible par excellence. Or on l'a vu au début du film, Aslan a tué la victime qu'il y a en lui. Il ne se laissera pas faire et les cafards qui pullulent dans son école en payeront le prix à un moment où à un autre. 

C'est là qu'Aslan devient lézard. Dans les dunes, il capture un beau reptile qu'il met dans un bocal et qu'il emporte avec lui à l'école. Lorsqu'il reste seul dans le collège après les cours, il semble vouer une admiration ou plutôt, une fascination certaine pour l'animal qu'il contemple. Aslan en capture d'autres, qu'il va nourrir avec les cafards qu'il attrape par dizaines. Le garçon va se venger, lui, et son seul ami, Mirsain, tout juste arrivé de la ville. Mirsain ne veut pas se soumettre au diktat de Bolat et le défie ouvertement. Seulement, avec l'aide de sa bande, ils lui mettent une belle race... Mirsain tente lui aussi d'échapper à la confrontation directe, mais d'une autre façon qu'Aslan. Il parle avec nostalgie de cette salle d'arcades de la ville où il se réfugiait quand ça n'allait pas, de ce paradis artificiel, de cet exutoire où la violence n'est pas réelle, où elle ne blesse pas. 

Cette accumulation de vexation et de violence aboutira au meurtre de Bolat, puis à une enquête policière et à l'arrestation des deux garçons. Mais aucun ne livrera la vérité sur ce qui s'est passé. Mirsain mourra en prison, on ne sait véritablement comment, et Aslan sera relâché. Baigazin introduit alors un plan subtile et définitif sur le sort des lézards. Pendant l'absence d'Aslan, personne ne les a nourris. Ils se sont entredévorés. Aslan est ce dernier lézards, celui qui a dévoré les autres pour survivre. Celui qui a débarrassé le collège d'un cafard (sitôt remplacé par un autre), et qui a dévoré son seul compagnon en cellule dans ultime spasme sec, froid, cannibale. 


Leçons d'harmonie est une sorte de guide de survie dans un territoire hostile qui n'est pas réductible à l'échelle du collège, mais qui peut se lire à celle du Kazakhstan, du monde peut-être. En racontant cette terrifiante histoire, Baigazin raconte aussi l'échec de la révolte qui s'achève en prison, puis à l'hôpital. A ce titre, son film fait peut-être écho aux révoltes qui ont traversé le pays en 2011, surgissantes puis disparaissantes, sans héritage et sans lendemain. C'est un petit précis de politique : le jeune Bolat, le caïd du collège n'est qu'un pantin entre les mains de deux jumeaux plus âgés. A la suite de la mort de Bolat, le réseau de racket qu'ils avaient mis en place est démantelé, les jumeaux arrêtés. On pourrait croire que la vie de l'établissement va pouvoir reprendre, mais cet espoir meurt dans l'instant. Un nouveau réseau se met en place et le racketteur banni au début du film (un religieux qui récolte de l'argent pour les "frères en prison") s'installe et prend possession du territoire. Voilà à quoi ressemble les révolutions contemporaines. Il n'y a qu'à voir l'Ukraine à l'époque de la Révolution Orange par exemple. Les révoltes sont sans lendemain, sans projet. Pour Baigazin, il n'y a eu ici qu'un déferlement de haine, de frustration cathartique. L'assassinat de Bolat est un acte isolé et solitaire. Il touche au coeur du système, mais pas à sa tête. Et surtout, les moutons eux, sont toujours là et se soumettent, sans rien dire, à leur nouveau despote. 

Aslan est de nouveau seul, seul avec le souvenir de ces deux garçons qui auraient pu ne jamais mourir, qui auraient pu être des amis (comme dans cette séquence à la salle d'arcades où Aslan rêve de les voir jouer l'un en face de l'autre). Le film se clôt dans un élan de poésie magnifique, un peu comme il s'est ouvert. L'adolescent est recroquevillé au bord d'un lac, vêtu d'un slip de bain. Il se dresse et, sur l'autre rive, il voit Bolat et Mirsain qui lui font signe et qui l'invitent à les rejoindre. Alors, un milieu de ce Styx, passe, dans une délicatesse folle, un ange. Il n'a pas la forme d'un ange, non, mais il en a toute la force symbolique. Le cycle se ferme, l'oeuvre également. Leçons d'harmonie est riche de son témoignage, de sa radicalité, de sa beauté plastique, de son contenu âpre, du Kazakhstan qu'il raconte. J'aurais pu parler, des paragraphes durant, de l'attirance qu'Aslan ressent pour la belle Akhzan, jeune musulmane voilée dans une école et dans un pays qui donnent de plus en plus de place et de pouvoir aux femmes, de la dénonciation de la torture institutionnalisée dans la police et dont les deux gamins sont victimes, de ce flic qui était prof d'histoire avant de frapper des gosses dans une geôle sordide... Mais j'en ai déjà trop dit, et tant que Leçon d'harmonie est en salle, il vaut mieux encore le voir. 

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